Le bonheur de la défaite
Ce jour-là il s'était mis à pleuvoir partout en France, sauf en Bretagne... où il pleuvait déjà.
Bertrand m'a téléphoné dans la matinée. Il annulait notre sortie. Trop de pluie et de vent.
Dégonflé ! Une sortie prévue depuis plus d'un mois ! Tant pis, je sortirai quand même, seul !
Après une longue absence, la mer me manquait trop. Pas la mer au bout d'une autoroute, avec ses hôtels, ses bungalows et ses touristes tartinés de crème solaire. Non ! La mer de mon enfance, avec ses branches pourries et ses morceaux de filets déchirés, avec sa houle qui te bouscule et ses embruns qui te rince la gueule, la mer qui lave les rochers où chient les goélands. La mer qui donne la vie... et la reprend en peuplant les cimetières de marins dans la fleur de l'âge.
À l'aube j'étais face à l'océan. La pluie s'était calmée dans la nuit, mais pas le vent. La flotte commençait à monter avec une force à bousculer le varech. J'ai embarqué et j'ai poussé plein ouest, loin au large. J'aime les immensités planes, les îlots de solitude qui nous contraignent à l'humilité et nous remettent le cœur à l'heure.
Je maniais mon leurre depuis une petite heure quand j'ai senti une tape légère. Un lieu sans doute, ou un bar timide. Puis une autre bien plus franche, une de celles qui surprennent. J'ai ferré amplement et aussitôt ma ligne a foncé droit vers moi. J'ai dû mouliner comme un fou pour reprendre le contact juste avant que ça file sous le bateau. J'ai contenu la ruse de justesse, puis c'est reparti en travers en me reprenant du fil. J'ai profité d'une légère accalmie pour tripoter un peu le frein du moulinet, tout allait bien. Il avait laissé du jus dans la bataille et j'ai réussi à le monter en surface... un bar, pas énorme mais de belle taille malgré tout. Il a tourné un peu en surface comme pour m'observer et jauger son adversaire. Il faut croire que malgré mon gabarit, je ne lui ai pas fait grosse impression. Il est reparti en force vers le fond et face à moi. Deux fois, trois fois, j'ai récupéré le fil qu'il me prenait. Puis j'ai senti plusieurs coups de gueule, secs et puissants avant que ma ligne se détende. J'ai cru qu'il revenait vers moi, mais après des tours de manivelle précipités, mon fil pendait lamentablement au dessus de la surface.
Je l'ai deviné filant dans l'océan avec à la bouche le leurre dont il finirait par se débarrasser.
Seul, nu, avec son seul instinct de survie, il venait de venir à bout de mon intelligence, de mon expérience de pêcheur, de fils et petit-fils de pêcheur, et de ma technologie. Il était sorti vainqueur d'un combat qu'on aurait pu croire perdu d'avance à la vue d'un bateau ultra-moderne, et d'une armada de matériel de pêche.
J'ai éprouvé une intense satisfaction à imaginer sa masse organique vivante plonger dans l'eau grondante et disparaître dans les profondeurs.
J'étais heureux.
Bertrand m'a téléphoné dans la matinée. Il annulait notre sortie. Trop de pluie et de vent.
Dégonflé ! Une sortie prévue depuis plus d'un mois ! Tant pis, je sortirai quand même, seul !
Après une longue absence, la mer me manquait trop. Pas la mer au bout d'une autoroute, avec ses hôtels, ses bungalows et ses touristes tartinés de crème solaire. Non ! La mer de mon enfance, avec ses branches pourries et ses morceaux de filets déchirés, avec sa houle qui te bouscule et ses embruns qui te rince la gueule, la mer qui lave les rochers où chient les goélands. La mer qui donne la vie... et la reprend en peuplant les cimetières de marins dans la fleur de l'âge.
À l'aube j'étais face à l'océan. La pluie s'était calmée dans la nuit, mais pas le vent. La flotte commençait à monter avec une force à bousculer le varech. J'ai embarqué et j'ai poussé plein ouest, loin au large. J'aime les immensités planes, les îlots de solitude qui nous contraignent à l'humilité et nous remettent le cœur à l'heure.
Je maniais mon leurre depuis une petite heure quand j'ai senti une tape légère. Un lieu sans doute, ou un bar timide. Puis une autre bien plus franche, une de celles qui surprennent. J'ai ferré amplement et aussitôt ma ligne a foncé droit vers moi. J'ai dû mouliner comme un fou pour reprendre le contact juste avant que ça file sous le bateau. J'ai contenu la ruse de justesse, puis c'est reparti en travers en me reprenant du fil. J'ai profité d'une légère accalmie pour tripoter un peu le frein du moulinet, tout allait bien. Il avait laissé du jus dans la bataille et j'ai réussi à le monter en surface... un bar, pas énorme mais de belle taille malgré tout. Il a tourné un peu en surface comme pour m'observer et jauger son adversaire. Il faut croire que malgré mon gabarit, je ne lui ai pas fait grosse impression. Il est reparti en force vers le fond et face à moi. Deux fois, trois fois, j'ai récupéré le fil qu'il me prenait. Puis j'ai senti plusieurs coups de gueule, secs et puissants avant que ma ligne se détende. J'ai cru qu'il revenait vers moi, mais après des tours de manivelle précipités, mon fil pendait lamentablement au dessus de la surface.
Je l'ai deviné filant dans l'océan avec à la bouche le leurre dont il finirait par se débarrasser.
Seul, nu, avec son seul instinct de survie, il venait de venir à bout de mon intelligence, de mon expérience de pêcheur, de fils et petit-fils de pêcheur, et de ma technologie. Il était sorti vainqueur d'un combat qu'on aurait pu croire perdu d'avance à la vue d'un bateau ultra-moderne, et d'une armada de matériel de pêche.
J'ai éprouvé une intense satisfaction à imaginer sa masse organique vivante plonger dans l'eau grondante et disparaître dans les profondeurs.
J'étais heureux.